Plusieurs journaux (The Guardian, Courrier International) ont récemment titré sur la menace que représentent les réseaux sociaux pour la démocratie. C’est avoir la mémoire courte : une partie de l’humanité n’a malheureusement pas attendu, au cours des siècles passés, les réseaux sociaux pour s’attaquer à la démocratie et à ses fondements à grands coups de rumeurs et de calomnies.
La puissance réelle des réseaux sociaux
Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas là de minimiser la puissance redoutable des réseaux sociaux. De Facebook à Tik Tok en passant par What’s App et Twitter, la diffusion de l’information et l’orientation de l’opinion s’appuient bien souvent sur les réseaux sociaux désormais.
Les exemples d’application à l’échelle des populations, voire des états, sont désormais multiples : il y eut d’abord la vague des printemps arabes qui, dès 2010, a secoué le Maghreb en destituant la plupart des chefs d’état installés parfois depuis longtemps. Le rôle des réseaux sociaux, qui permettaient de constater en temps réel la convergence d’opinions dissidentes, de convaincre toujours plus, d’organiser des rassemblements et de mesurer au jour le jour le rapport de force, a été crucial.
Il est à noter que dans ces circonstances on plaçait plus facilement les réseaux sociaux du côté de l’essor démocratique. Ils étaient l’agora virtuelle, un lieu de partage et d’échange. La démocratie est souvent la première à dénicher des trésors ensuite utilisés contre elle par ses détracteurs.
Ce fut le cas en 2016, pour l’élection du chef d’état de la « plus grande démocratie du monde » (croyait-on), quand aux Etats-Unis Donald Trump fut élu en partie grâce à la manipulation d’une partie de l’opinion américaine suite à des campagnes structurées et organisées sur les réseaux sociaux. La démocratie était en péril.
Plus récemment en France les gilets jaunes basèrent leur mouvement sur les réseaux sociaux. Ce mouvement spontané au départ devait en effet l’étendue de sa mobilisation certes à l’exaspération ambiante, mais surtout aux prises de paroles partagées et virales sur les réseaux sociaux. La suite a montré, par ses rapports de force engagés, les intimidations, les rumeurs, les limites de l’exercice démocratique initié par une poignée d’anonymes.
L’opinion manipulée, ennemie séculaire de la démocratie
Les réseaux sociaux constituent donc bien un levier d’orientation de l’opinion, et ce dans l’amoralité la plus parfaite, c’est-à-dire qu’à ce jour la notion de morale, d’éthique ou de vérité ne fait pas partie de leur adn. Faut-il pour autant leur imputer la responsabilité des événements anti-démocratiques ?
L’Europe, berceau de la démocratie moderne, a vécu au cours des décennies passées plusieurs menaces. Restons en France : au tournant du XXème siècle notre pays est ébranlé par l’Affaire Dreyfus. Rumeurs et calomnies s’étalent dans les journaux et les discours. L’opinion française se déchire, même parfois à l’intérieur des familles, comme l’avait si bien croqué Caran d’Ache. L’œuvre des réseaux sociaux ? Fichtre non. Seulement des journaux engagés et des discours des « influenceurs » de l’époque, personnalités politiques et personnalités littéraires.
Près de soixante ans plus tard en France la révolution de Mai 68 bat son plein. La jeunesse étudiante est dans la rue, des barricades sont érigées, les grèves se multiplient, la Vème République vacille, sans que les réseaux sociaux n’existent même en tant que concept. Mais les idées circulent déjà, bien entendu, via les médias aujourd’hui dénommés « traditionnels », et surtout via les échanges directs et les rassemblements.
Et l’on pourrait ainsi citer toutes les révolutions de l’histoire, les drames également, pour en étudier les leviers médiatiques et humains. Chacun d’entre eux préexistait aux réseaux sociaux. Le premier des réseaux sociaux, c’est le bouche-à-oreille, et il menaçait déjà la démocratie avant qu’elle ne naisse dans l’esprit humain.
Un besoin de maturité
Si les réseaux sociaux déstabilisent nos contemporains, c’est parce qu’ils rabattent les cartes de l’orientation de l’opinion. Jusqu’alors pré carré des médias et des têtes pensantes (personnalités politiques, artistes, philosophes), l’opinion est désormais soumise à l’influence de toutes et tous, pourvu que l’angle d’approche du sujet abordé soit viral.
Dans ce mécanisme neuf et donc déroutant, le réseau social, comme tout outil de diffusion, n’a pas plus de malice en lui qu’une clé à molette. On peut s’en saisir pour réparer quelque chose comme on peut s’en servir comme arme. C’est l’intention qui décide de son impact, non sa nature. Comme l’aurait dit Sartre, son existence précède son essence.
Ainsi donc, au lieu de travailler sur le fond des idées politiques susceptibles de rajeunir et de régénérer la démocratie, ou (en France notamment) le beau concept de République, c’est sur le messager des idées médiocres et cyniques que l’on focalise. Dans un contexte différent, Jacques Chirac s’exclamait en 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Une autre façon de dire que quand le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt.