Dans sa chronique quotidienne La Morale de l’Info sur Europe 1, le philosophe Raphaël Enthoven a présenté Twitter comme « l’illusion du débat » favorisant « le nivellement par le bas des idées ».
Raphaël Enthoven, philosophe critique de la chose publique
C’est à partir de l’utilisation de Twitter par les personnalités politiques que, face à Thomas Sotto, Raphaël Enthoven a orienté ce 23 août sa chronique La Morale de l’Info matinale diffusée sur Europe 1 vers une critique du réseau social à l’oiseau bleu :
La vacuité des tweets politiques est un vrai problème. Si on met de côté les grands brulés de la politique dont Twitter est devenu, de fait, la seule tribune, et qui, tweetant eux-mêmes, passent vingt heures par jour à chercher la provocation, Twitter est devenu en quelques mois – pour les candidats sérieux – l’outil de la communication la plus stéréotypée qui soit. Un attentat endeuille la France ? Colère et consternation. Une catastrophe naturelle ? Tristesse et solidarité. Une médaille d’or ? Bonheur et fierté – et quand le médaillé vient de la région on passe au tutoiement.
Il est vrai que Twitter joue désormais le rôle d’agence de presse privée pour la plupart des personnalités publiques, ceux-ci réservant à leurs followers (dont beaucoup de journalistes) la primeur de leurs réactions à chaud à l’actualité. Mais il ne s’agit là que d’une lame parmi d’autres du couteau suisse de gestion d’image qu’est Twitter. Et la généralisation qu’opère ici Raphaël Enthoven est le symptôme de deux faits.
Premièrement, en termes de communication politique, l’utilisation de Twitter doit s’inscrire dans le cadre d’une stratégie éprouvée pour porter des fruits de crédibilité. Raphaël Enthoven décrit ici des « grands brûlés de la politique » à la recherche de notoriété éphémère via la provocation : à ceux-ci il peut être utile de rappeler que Twitter ne doit pas créer l’événement, mais seulement en amplifier la résonance. Twitter n’est pas une scène, il s’agit d’un porte-voix.
Deuxièmement, et comme une conséquence, le caractère stéréotypé des réactions aux drames ou aux joies du quotidien ne prouve qu’une chose : si le choix des mots reste crucial sur Twitter, il est secondaire face à celui du silence. Et les mêmes qui déplorent le manque d’originalité des réactions, forcément consensuelles quand les événements le réclament, seraient les premiers à souligner le mutisme des personnalités concernées si elles s’abstenaient. Pour ces personnalités, déplorer un drame ou féliciter un athlète fait désormais partie des conventions sociales, un peu comme dire « bonjour » ou « au-revoir » en allant chez le boulanger – qui lui se soucie peu de l’originalité de votre politesse.
Twitter, un média plus qu’un forum
Derrière la réaction de Raphaël Enthoven se cache une confusion encore répandue chez certains, celle de voir en Twitter un Facebook tourné vers l’actualité. Les dirigeants de Twitter ont d’ailleurs été eux-aussi tentés par le fait de placer leur outil dans le sillage du prestigieux paquebot numérique de Mark Zuckerberg – mal leur en a pris. Voici pourquoi.
Si l’on va (très vite) à l’essentiel, Facebook est un réseau social tourné vers soi-même (ou sa marque) visant à cristalliser, entretenir puis à développer un réseau à partir de son actualité personnelle. Sa force ? Son interface propice au contenu visuel comme vidéo et des espaces de commentaire favorisant l’échange et sa visibilité. Sa faiblesse ? Un algorithme qui bride la viralité organique (et permet à Facebook de gagner de l’argent).
En face Twitter est, à ce jour, presque un symétrique de Facebook : on ne gagne en visibilité sur Twitter qu’en utilisant son profil comme un relai d’information au service d’une communauté loin d’être circonscrite dans un réseau. Sa force ? La réactivité du réseau à l’information, sa propension à la relayer très vite et l’accessibilité relative de ses utilisateurs (même prestigieux). Sa faiblesse ? La concision des échanges et la place non hiérarchisée laissée aux utilisateurs anonymes ou pseudonymes (souvent les plus virulents).
De fait, s’il est logique que Facebook représente une certaine norme vu son succès, il l’est également de reconnaître que Twitter ne rentre pas dans cette norme-là. Ce que les utilisateurs de Facebook attendent lorsqu’ils se connectent à leur portail, c’est d’assister à une multitude de mini-spectacles, publics ou privés, et de pouvoir y réagir en direct. Ce que les utilisateurs de Twitter attendent de leur réseau social, c’est qu’il leur apporte la bonne information au bon moment ainsi que la possibilité d’acquérir, via des liens, images ou vidéos, l’opportunité de creuser celle-ci.
Twitter, principe de réalité sociologique
Rendons toutefois justice à Raphaël Enthoven jusqu’au bout. Au gré de son analyse, au départ centrée vers la communication politique, c’est peu à peu la silhouette de l’utilisateur lambda tel qu’il le perçoit qui apparaît :
Sur Twitter, c’est-à-dire là où toute opinion mendie des suffrages, quiconque prend la parole se prend pour un porte-parole. Tout le monde veut devenir Monsieur Tout-le-monde. Il en résulte un nivellement par le bas des idées à côté duquel l’infâme standardisation des comportements ou des marchandises n’est rien. […] Twitter, c’est l’illusion du débat.
Pour la plupart de ses utilisateurs il va de soi que Twitter ne peut être un lieu de débat – tout au plus de réaction synthétique – déjà du fait de l’énorme masse des contradicteurs potentiels, mais aussi du fait de la limite des 140 caractères. Cette illusion n’en est une que pour ceux qui l’ont nourrie à mauvais escient.
Par contre, et là c’est plus intéressant, Raphaël Enthoven décrit ici avec des mots très justes l’appétence presque généralisée de notre société pour la prise de parole médiatique : remplacez « Twitter » dans la citation ci-dessus par « la télévision » par exemple et vous aurez une variante de la célèbre citation d’Andy Warhol parlant du fameux « quart d’ heure de célébrité mondiale » généralisé.
Dans la bouche de Raphaël Enthoven Twitter est alors immédiatement érigé au statut de média, à une nuance près : la confrontation sociologique avec d’autres milieux que ceux de l’existence réelle (d’autres diraient IRL). Lorsque Raphaël Enthoven ou une personnalité politique passe à la télévision ou à la radio, ils s’expriment face à des journalistes identifiés ou à des contradicteurs anticipés. Sur Twitter, la parole jetée se perd d’abord dans des couches de la société souvent inconnues (de soi) puis en revient sous une forme inédite, parfois brutale, souvent violente.
Le nivellement par le bas qu’évoque Raphaël Enthoven n’est donc pas celui des idées, qui ne s’élèvent ni ne s’abaissent sur Twitter : elles ne font que s’y confronter à leurs cobayes par un principe de réalité sociologique que ne permettaient pas jusqu’alors les médias traditionnels. Et il s’agit d’une petite révolution.