La sémantique de l’entreprise est vaste mais elle est aussi cruelle. « Selon que vous serez puissant ou misérable les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », disait La Fontaine il y a quelques siècles. Dans ses pas il faut se résoudre à constater qu’en 2016 en France le regard de la société diffère selon que vous vous revendiquez entrepreneur, chef d’entreprise ou patron.
Le Patron, caricature du capitaliste sans scrupule
Lorsque, quelques années en arrière, nous avons décidé de créer une marque nommée « Pour Les Patrons », nous avons dû faire face à une levée de boucliers dans nos entourages personnels et professionnels : « patron, c’est trop connoté » , « on est en France, ne l’oublie pas » , « on va penser que vous êtes une vitrine du MEDEF » , et j’en passe.
Certaines de ces remarques sont justifiées. Le mot « patron » trouve son origine étymologique dans la Rome antique où le pouvoir du « patricien » lui permettait de se constituer une « clientèle » en prenant sous sa protection des personnes plus pauvres que lui qui devenaient dès lors ses obligés.
De son étymologie le mot « patron » a conservé dans l’inconscient collectif cette dimension de pouvoir basé à la fois sur la condition sociale, la richesse personnelle mais aussi la pauvreté d’autrui. Il n’est donc pas tellement étonnant que le mot soit souvent utilisé pour désigner les personnes officiant à la tête des entreprises où coexistent les plus fortes disparités de salaires, à savoir les grands groupes, à commencer (en France) par ceux du CAC 40.
Le Patron devient ainsi très facilement le bouc émissaire en cas de difficulté économique, celui que l’on pointe du doigt quand on réalise un documentaire sur les pratiques douteuses de tel ou tel (Merci Patron), ou encore celui que l’on invective plutôt violemment – malgré le sourire d’apparat – lors de manifestations populaires « pacifistes ».
Mais dans ce dernier cas, la communauté concernée et ici prise à partie ne s’y trompe pas. Une jeune entrepreneure, présente sur Facebook sous le pseudonyme So Avignon, a ainsi rédigé une réponse publique (partagée à ce jour près de 75 000 fois) à l’une des deux jeunes filles présentes sur la photo. Et lorsqu’il s’agit d’aborder l’éventualité d’un projet d’entrepreneuriat, c’est le mot « patron » qui revient :
« Vu que tu ne sembles pas porter la hiérarchie dans ton coeur, peut être vas-tu choisir d’être indépendante. Et là BIM!!! Tu seras ton propre patron. Je sais ça fait un choc hein mais… tu seras patron. A toi la corde, le goudron et les plumes.«
Au-delà de la polémique et du talent rhétorique de So Avignon, le cas d’école est intéressant : être patron, c’est mal (vu) quand on est le patron de quelqu’un d’autre. Le mot vient par contre naturellement lorsqu’il s’agit de se patronner soit-même.
Le Chef d’entreprise, un leadership mal assumé
Dans la hiérarchie des mots à éviter lorsque l’on dirige une entreprise le terme « chef d’entreprise » vient juste après « patron ». Il est frappant de voir par exemple dès les premières minutes du film remarquable « We Love Entrepreneurs » que ce problème sémantique est important pour chacun des interviewés – et que dans le même temps le mot « chef » leur fait peur.
Or étymologiquement, le mot « chef » renvoie à la tête. La tête, c’est la stratégie, la vision, la connaissance, mais aussi l’image, le contact, la parole. C’est aussi, bien sûr, l’autorité – et cela effraie, manifestement, peut être plus encore dans un pays dont le régime politique s’est précisément créé via l’ablation de cette partie anatomique de ses dirigeants politiques.
Or l’autorité, quand elle est légitime et loyale, n’a rien de répugnant. Elle est même nécessaire pour orienter, partager une stratégie, organiser le travail, régler les problèmes et prendre une décision lorsque cela est nécessaire.
Pour évacuer le problème de l’autorité sans avoir à entreprendre ce (court) travail d’analyse, les chefs d’entreprise se sont résolus à porter des masques sémantiques. L’un d’entre eux est celui du Leader.
Le mot « Leader » est un anglicisme qui signifie « chef » ou « guide ». Soit exactement la même chose que « chef d’entreprise », sauf qu’en anglais, c’est moins violent et plus chic. Le schéma ci-dessus est explicite quant aux qualités qui lui sont ces temps-ci facilement imputées, par opposition au « boss » (variante anglaise du bon vieux « patron », voir ci-dessus).
Le Leader y apparaît en effet comme l’anti-patricien par excellence : loin de traiter ses employés comme des esclaves, il partage non seulement leur condition mais la facilite même en se chargeant en personne du travail le plus ingrat. Guide infatigable, il pointe du doigt le chemin à suivre. Il en devient presque cette figure moderne du poète que Vigny définissait dans Chatterton comme celui qui lit dans les astres la route que montre le doigt du Seigneur.
Etonnante trajectoire que celle du peuple de France, et au-travers lui de l’humanité : pour mieux se rapprocher de ses patrons, il les fait descendre de leur piédestal, mais non sans les parer au passage d’une aura charismatique teintée de mysticisme. Un pas en avant pour trois pas en arrière.
L’Entrepreneur, une neutralité bienveillante
Autre alternative moins clinquante au Leader, l’Entrepreneur, figure plus modeste et donc plus consensuelle dans un pays où l’échec est méprisé, certes, mais pas autant que la réussite.
Car l’entrepreneur est celui qui se lance dans un travail, qui construit, et ce à partir des fondations. Lui aussi est bien souvent, d’une certaine façon, un anti-patron : loin des chemins tout tracés de la réussite de classe, l’entrepreneur évoque cette femme ou cet homme qui au travers d’un parcours parfois chaotique et semé d’embûches est parvenu à faire de son rêve d’entreprise une réalité.
Au-dessus, il n’y a pas grand chose. Si, peut être l’entrepreneur innovant, celui qui est non seulement parti de rien, mais qui a su ensuite construire sa réussite (pas trop voyante, s’il vous plaît) sur sa propre invention, devenue ensuite une innovation.
Pour Les Patrons, un slalom sémantique
Pourquoi donc, conscient de ces écueils, s’obstiner à nommer ce webzine « Pour Les Patrons » ? Mais justement, à cause de ces écueils !
Parce qu’en France, il n’y a pas de patrons, entrepreneurs, leaders ou chefs d’entreprise. Il n’y a que des entreprises de tailles et d’activités hétérogènes plus ou moins bien dirigées, selon des principes et des valeurs plus ou moins élevés.
Parce que tant que l’incompréhension manifeste d’une partie des français envers leurs entreprises se bornera à un problème de vocabulaire, les solutions apportées entretiendront la flamme de la discorde et ne l’éteindront pas.
Parce que là où il y a de la gêne, il n’y a plus de plaisir.
Ici, on est Pour Les Patrons. Pour ceux qui ont construit leur entreprise et ceux qui l’ont reprise. Pour ceux qui font des bénéfices et ceux qui traversent des difficultés. Pour ceux qui ont des projets et ceux qui se cherchent encore.
Mais être Pour Les Patrons, ce n’est pas être contre le reste du monde. Être Pour Les Patrons, c’est être pour les salariés, premiers bénéficiaires via leur emploi de l’existence de l’entreprise. C’est être pour la réussite personnelle de tous, y compris en ouvrant au plus grand nombre le chemin de l’entrepreneuriat. C’est vouloir que le pays tout entier rayonne au travers de la réussite de quelques uns.
Enfin, c’est aussi mettre en valeur les exemples et les expériences qui nous semblent porteuses de sens bien au-delà des polémiques de vocabulaire. Pour que ce ne soient plus les mots qui changent, mais les valeurs qu’ils recouvrent.
Docteur en littérature et langue françaises, Stéphane Ozil est cofondateur de l’agence éditoriale Ozil Conseil spécialisée dans les réseaux sociaux.
Il est également cofondateur du média Pour Les Patrons consacré aux enjeux de communication soulevés par l’entreprise, ses acteurs et son environnement.
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