La droite française entretient de longue date la réputation de s’en remettre à un homme (plus rarement à une femme) providentiel. De son côté, la gauche préfère officiellement mener la lutte « sur le terrain des idées ». C’est entre ces deux idéaux malmenés par le principe de réalité politique que se trouve l’avenir désormais proche de la France – et le Brexit pourrait bien changer la donne.
Le Brexit, tsunami politique
Le Brexit et la sortie programmée du Royaume-Uni de l’Union européenne a suscité 6,4 millions de tweets entre jeudi 7 heures, ouverture des bureaux de votes, et vendredi 10 heures, fin du discours de David Cameron, Premier Ministre britannique. Durant ce même discours un pic de 13 300 tweets par minute a même été atteint.
Ces chiffres laissent entrevoir l’impact émotionnel que le Brexit (ou son annonce) aura causé sur le peuple britannique et ses voisins européens. Mais ils ne représentent pour autant que l’écume du tsunami qui avance vers l’Europe, et bien malin qui peut aujourd’hui prédire où le jeu de dominos initié par David Cameron mènera notre continent : déjà l’Ecosse reparle d’indépendance, quand de l’autre côté de la Manche l’exemple de la Grande Bretagne est érigé en modèle aux Pays-Bas, en Italie, et bien sûr en France. Reste à savoir si les mensonges avérés du camp du Leave refroidiront les ardeurs europhobes.
Une débauche de candidatures aux primaires
Ces événements surviennent en France à moins d’un an de la présidentielle de 2017 et à quelques mois des primaires annoncées tant à droite qu’à gauche. Celle organisée par la droite devrait avoir lieu les 20 et 27 novembre 2016. Ce devrait être deux mois plus tard pour la gauche (22 et 29 janvier 2017). Et déjà les candidats se bousculent.
A droite, pas moins de quatorze candidats sont déclarés à ce jour. A gauche, une semaine après l’annonce de leur organisation, six candidats avérés ou potentiels se sont fait connaître, premiers d’une liste qui s’allongera inexorablement au cours des semaines et mois à venir.
Il faut dire que lors des rares éditions précédentes les primaires françaises ont envoyé des signaux plutôt clairs : parfois inexistants au sein de leurs partis avant l’échéance, certains candidats sans autre programme que celui d’être un grain de sable dans le rouage plus ou moins bien huilé des ténors se sont vus par la suite attribuer de vrais lots de consolation en échange de leur ralliement (un ministère par-ci, une mission par-là, etc.). De quoi susciter des vocations, toujours au service de l’intérêt supérieur de la République bien entendu.
Ce climat politique plutôt délétère, à peine perturbé de temps en temps par les scores grandissants d’un Front National que l’on ne combat plus guère que par l’espoir d’un sursaut républicain de moins en moins évident au second tour, pourrait être aujourd’hui révolu avec le Brexit. Nos hommes politiques, dont les deux tiers évoluent en Ligue 2 du point de vue des idées, vont devoir se hisser jusqu’à la Ligue 1 de la vision politique pour survivre.
La sélection naturelle des idées en période de crise
Il ne suffira plus en effet désormais de brandir des slogans ou des petites phrases ou de surfer sur les émotions populaires pour ériger des embryons d’analyses en programme sans lendemain. Dans un contexte où les états n’ont plus que partiellement la main sur leur politique intérieure comme extérieure et où l’Europe, censée en superviser le contrôle, lutte pour sa propre survie tant sur le plan géopolitique qu’institutionnel, il faudra aux politiques français autre chose que des coquilles vides pour convaincre bien sûr les électeurs, mais même les citoyens, du bien fondé de leur présence sur le devant de la scène politique.
En ceci, et malgré le sombre tableau qui vient d’être brossé de la situation actuelle, le Brexit peut s’avérer salutaire : en temps de crise, les luttes politiques internes et les combats inutiles d’ego ont tendance à s’effacer quelque peu devant l’ampleur des enjeux pour laisser s’exprimer ceux qui ont vraiment quelque chose à dire. Disons-le autrement : la plupart de ceux qui prennent la mesure de l’ampleur de la tâche savent qu’ils ont plus à gagner à se mettre en retrait qu’à exposer leur incompétence au grand jour. Ceux-là peuvent alors se mettre au service de personnalités plus compétentes qu’ils auraient peut être essayé de combattre dans un contexte plus favorable.
Nous en revenons donc à l’archétype de l’homme providentiel, me direz-vous. Oui, mais non : car dans un tel contexte, ce n’est pas tant l’homme ou la femme qui importe que les idées qu’ils portent. En temps de crise une stature politique ne se construit pas en priorité sur un parcours ou une vitrine, mais plutôt sur des idées organisées en vision politique. Celui qui parvient, par son analyse, à démontrer qu’il comprend aujourd’hui pour mieux construire demain, celui-là sera écouté.
L’invention politique est morte, vive l’innovation !
Dans le monde de l’entreprise, on distingue « invention » et « innovation » : l’invention, c’est la création d’un concept ou d’un produit nouveau. C’est neuf donc c’est bien, cela intéresse, mais à l’arrivée cela suffit rarement : beaucoup d’inventions sombrent très vite dans l’oubli faute d’avoir su convaincre. L’innovation, par contre, a une autre portée : elle suppose une étape cruciale, celle de l’adoption. On ne parle en effet d’innovation que lorsque l’invention s’est confrontée à son marché-cible et qu’elle a su convaincre.
Transposé en politique, le Brexit devrait avoir ce rôle, celui de placer les candidats aux primaires devant un enjeu plus grand que celui de leur propre avenir politique. Leurs inventions successives pour sortir du lot l’espace d’un instant n’ont plus court dans un tel contexte : ils doivent innover, c’est-à-dire se confronter à la réalité économique et sociale du pays pour éviter de lui proposer un énième programme abstrait et déconnecté du terrain.
Il leur faut, en quelque sorte, prouver que l’homme providentiel existe, qu’il se définit par une vision politique réelle, et que celle-ci peut s’imposer sur le terrain des idées. Les jours que nous vivons représentent donc dans le temps politique un momentum particulier d’où peuvent surgir soudainement des statures et des analyses jusque là peu entendues dans le brouhaha des ambitions individuelles. Il reste tragique que seuls les séismes profonds leur accordent la résonance qu’ils méritent.