Une cause qui nous touche tous, une personne portant un message qui dérange, une médiatisation en temps réel et surtout un clivage manichéen immédiat : de nombreux parallèles peuvent être soulignés entre l’affaire Dreyfus, qui a ébranlé la France du jeune XXème siècle, et l’affaire Greta Thunberg qui secoue cette fois la planète entière.
L’affaire Dreyfus, un schisme sociétal
Entendons-nous bien : il n’est pas question de comparer ici le destin du capitaine Alfred Dreyfus, injustement envoyé au bagne en 1894, et celui de Greta Thunberg, jeune adolescente suédoise libre de ses mouvements invitée régulièrement à plaider sa cause en présence des puissants de ce monde. C’est plutôt sur le plan de l’hystérie des débats qui touchent à leurs personnes que nous pouvons les comparer.
C’est à partir de 1898 et de la publication du « J’Accuse ! » de Zola dans le journal « L’Aurore » que l’affaire Dreyfus devient l’Affaire – et que la France se découpe entre dreyfusards, partisans de la réhabilitation d’un officier français innocent, et antidreyfusards, pour qui l’honneur de l’armée passe avant le destin d’un homme qui s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.
Dans chaque famille, dans chaque entreprise, le débat fait rage désormais. Le caricaturiste Caran d’Ache, dans un dessin publié dans Le Figaro, a su résumer parfaitement la profondeur du schisme creusé par ce débat au cœur de la société française, mêlant pêle-mêle des considérations liées à la justice, au patriotisme, à l’antisémitisme ou encore à l’humanisme.
Greta Thunberg, muse planétaire et cible universelle
C’est peut-être un autre mélange explosif, celui des enjeux sociétaux soulevés par Greta Thunberg lors de ses prises de parole, qui donne naissance au même clivage dans les commentaires qui leur succèdent.
En effet, en s’érigeant du haut de ses seize ans en porte-parole d’une jeunesse garante de l’avenir de la planète face à l’inertie des pouvoirs politiques, Greta Thunberg ne questionne pas seulement nos sociétés sur leur (in)action face au réchauffement climatique.
Elle pose aussi indirectement la question, par la violence de ses prises à partie, d’une forme de contrat social entre les citoyens du monde et leurs dirigeants. Elle interroge sur la réalité d’une marge de manœuvre des leaders politiques quand il s’agit de faire des choix douloureux.
De fait, après chaque initiative ou prise de parole de la jeune suédoise, les commentateurs (professionnels ou particuliers) s’enflamment : « ange ou démon », s’interrogent ainsi plusieurs médias français, résumant à eux-seuls le manichéisme des débats. Partout les analyses se succèdent concernant son âge, son entourage, sa santé mentale.
Elle, telle une égérie mystique flottant au-dessus de la mêlée bruyante, s’affiche indifférente aux « haters » sur les réseaux sociaux : « Ne perdez pas votre temps à leur donner plus d’attention. Le monde est en train de se réveiller. Le changement arrive qu’ils le veuillent ou non. »
Quand les réseaux sociaux remplacent l’Aurore
Car c’est désormais sur les réseaux sociaux que se joue l’avenir de la planète, et par ricochet celui des dirigeants politiques tels que nous les concevons aujourd’hui. Si Greta Thunberg est reçue à l’ONU, ce n’est pas parce qu’elle a été élue au suffrage universel par ses concitoyens, mais c’est parce qu’elle a 6 millions d’abonnés sur Instagram, 2,3 millions sur Twitter et 2 millions sur Facebook.
En ceci, elle dispose d’une force de frappe médiatique plus grande que bien des dirigeants planétaires. Pour l’exemple, douze heures après avoir été publié, son dernier post Instagram est liké par 2,2 millions d’internautes quand en 24 heures l’un des derniers posts de Donald Trump comptabilise « seulement » 407 K likes et quand le dernier post d’Emmanuel Macron, daté du 11 septembre, atteint péniblement les 19,7 K likes.
Cette popularité n’est pas seulement virtuelle : en témoignent les manifestations qui ont lieu désormais dans de nombreuses villes du monde suite aux appels à la mobilisation qu’elle a lancés… via les réseaux sociaux.
Plus qu’un couac dans le concert des Nations, plus même qu’une lanceuse d’alerte sur le réchauffement climatique, Greta Thunberg représente aux yeux du monde, qu’il l’adule ou la haïsse, le bouleversement en marche d’un village-monde où chacun peut désormais prétendre s’affranchir des hiérarchies médiatiques et politiques traditionnelles pour influer directement sur le cours de l’Histoire. Et la prise de conscience de ce bouleversement n’est pas pour rien dans l’accueil qui lui est réservé.
Zola avait besoin du soutien d’un journal en 1898 pour faire connaître à ses contemporains le scandale de l’affaire Dreyfus, et ce soutien lui était acquis en raison d’une notoriété assise sur une œuvre littéraire considérable.
Aujourd’hui Greta Thunberg a seulement besoin d’un smartphone et d’un message clair, à propos d’enjeux universels. Nul doute qu’elle n’est que la première d’une longue série d’influenceurs planétaires avec lesquels les dirigeants politiques élus devront composer, pour le meilleur et pour le pire.