Le Conseil d’État a récemment considéré que le dispositif du « CV anonyme » voté en 2006 devait désormais être appliqué. Cette décision est en contradiction totale avec l’évolution des comportements au sein d’un monde de l’entreprise désormais lié à l’omniprésence des réseaux sociaux professionnels, qui eux mettent en avant la transparence et la proactivité.
Le CV anonyme
Le « CV anonyme » est un dispositif voté en 2006 dans le but de lutter contre les discriminations à l’embauche dans les entreprises de plus de cinquante salariés. N’ayant jamais fait l’objet de décret d’application, il n’a pas eu l’occasion d’être mis en œuvre. Ceci risque désormais de changer : le Conseil d’État vient en effet de sommer le gouvernement de prendre les dispositions nécessaires à son application.
Au-delà de la question cruciale de l’organisation d’une telle démarche au sein des entreprises, cette loi semble dans sa dénomination-même porter en elle une lourde contradiction. Le terme de CV anonyme semble en effet à première vue un oxymore : le curriculum vitae, ou « déroulement de la vie », est par essence lié au parcours d’un individu unique, à sa formation et à ses compétences propres. Le recouvrir du voile faussement pudique de l’anonymat revient en quelque sorte à atrophier la partie la plus représentative de sa raison d’être.
Une bataille surannée
Lorsque le dispositif a été voté en 2006, le réseau social LinkedIn avait trois ans d’existence, et Viadeo, son petit frère français, existait depuis deux ans. Huit ans plus tard, en 2014, LinkedIn a dépassé la barre des 300 millions d’inscrits dans le monde, quand Viadeo a atteint celle des 60 millions.
Ces chiffres, dont l’ampleur traduit un phénomène mondial, parlent également d’une évolution dans la manière de chercher un travail pour les candidats, ou de recruter un collaborateur pour les entreprises. En effet, en 2014, un CV est souvent perçu par les recruteurs comme un agglomérat de promesses professionnelles « qui n’engagent que ceux qui les écoutent« , selon le mot célèbre d’Henri Queuille : il est d’ailleurs de notoriété publique que près d’un tiers des candidats mentent sur leur CV.
Or les réseaux sociaux professionnels apportent une réponse partielle à cette problématique : non seulement ils renseignent sur la façon dont un candidat peut mettre en avant son parcours, sa formation, son expérience, mais aussi sur sa connaissance des enjeux d’Internet, cruciaux s’il en est au 21e siècle ; par le jeu des recommandations écrites et des confirmations de compétences ils apportent également une garantie supplémentaire de la véracité des informations avancées ; enfin, la possibilité qu’a chacun de poster des liens ou des avis sur son domaine d’expertise supposé renseigne également assez vite sur sa maîtrise avérée du sujet qu’il entretient.
Une méconnaissance du monde de l’entreprise
S’il répond à une préoccupation légitime de notre société, le dispositif du CV anonyme le fait ainsi en contradiction avec l’évolution de son époque. Là où l’omniprésence d’Internet facilite la prise de contact et la mise en confiance mutuelle via une certaine transparence des compétences et des parcours, ce dispositif vient alourdir un peu plus le processus de recrutement en obligeant à la dissimulation d’informations là où spontanément les candidats de 2014 jouent la carte de la transparence.
En décidant la mise en place d’un tel dispositif, les membres du Conseil d’État ne manifestent donc pas seulement leur méconnaissance du monde de l’entreprise et de la façon dont se déroulent concrètement les processus de recrutement : ils traduisent également une déconnexion des enjeux liés au numérique dans le monde du travail actuel. A l’heure où la France compte plus de cinq millions de chômeurs, c’est un signe peu encourageant envoyé à leurs concitoyens.
Article publié dans L’Usine Digitale.